Sunday, January 22, 2012

Aranjo lecture on Toulet, part 3


BIBLIOGRAPHIE PRATIQUE
Ouvrages actuellement accessibles

Œuvres :

Paul-Jean Toulet, Œuvres complètes, édition de Bernard Delvaille, Paris, Laffont « Bouquins », 1986, rééd. 2003. Poésie, romans, nouvelles et contes, théâtre, essais et notes, journaux, correspondance : une Pléiade, en plus souple, plus maniable et moins cher.
Les Contrerimes, édition de Michel Décaudin, Paris, Gallimard « Poésie », 1979. Édition du grand recueil, quasi unique, de Toulet avec dossier, plaisant et serré : chronologie, deux portraits-témoignages sur Toulet, préoriginales des Contrerimes, variantes, notes.
Les Contrerimes, édition de Jean-Luc Steinmetz, Garnier-Flammarion, « GF », 2009
Monsieur du Paur, homme public, éditions Ombres, collection «  Petite Bibliothèque Ombres », Toulouse, 1999. Le premier chef-d’œuvre de Toulet (1898), antiroman troublant et prestigieux (biographie d’une sorte de double aîné de Toulet façon Second Empire).
Mon Amie Nane, La Table Ronde, collection « La Petite Vermillon », 1999. Adorable portrait, très rythmique, d’une cocotte 1900, écrit « avec une pointe d’épingle » (Toulet).
Touchante Histoire de la jeune fille qui pleurait, Bordeaux, L’Arbre vengeur, 2003. Aimable conte très bref, ironique et mystérieux ; le premier des Quatre Contes de Toulet (1925).
Le Grand Dieu Pan, d’Arthur Machen, traduction Paul-Jean Toulet, édition Ombres, collection «  Petite Bibliothèque Ombres », Toulouse, 1993 (épuisé, se trouve facilement dans cette éd. ou dans d’autres par le site Livrenpoche, spécialisé dans les livres de poche d’occasion)

Etudes :

Sur Toulet
Daniel Aranjo, Paul-Jean Toulet (1867-1920), la vie, l'œuvre, l'esthétique, postface L. S. Senghor, Pau, Marrimpouey, 1980. Biographie, environnement, premières œuvres, grandes œuvres, malheurs bibliographiques ; mémoire, ironie, alexandrinisme de Toulet, sa langue, très artiste et latine.
Présence de Paul-Jean Toulet, collectif, sous la direction de Michel Bulteau, la Table Ronde, 1985. Textes de M. Bulteau, B. Delvaille, Michel Déon, Geneviève Dormann, Jean Dutourd, Olivier Guichard, Hubert Juin, Jean Mistler, Jean d’Ormesson, Maurice Rheims, Jean-Marie Rouart, Robert Sabatier, L. S. Senghor, P.-O. Walzer, D. Aranjo, avec une chronologie finale (par D. Aranjo), soit sept Académiciens et un Académicien Goncourt.
Alexis Ichas, Toulet au bord du gave, Atlantica, 2003. Méticuleuse enquête biographique et généalogique centrée sur la bourgade princière de Carresse (où se trouvait la propriété que Toulet avait héritée de sa mère), près de la thermale Salies-de-Béarn, aux confins du Pays Basque.
Frédéric Martinez, Prends garde à la douceur des choses, Paul-Jean Toulet, une vie en morceaux, ed. Tallandier, 2008. Biographie.

Sur Toulet et l’École Fantaisiste :
Michel Décaudin, Les Poètes fantaisistes Paul-Jean Toulet Claudien Jean-Marc Bernard Jean Pellerin Léon Vérane Francis Carco Tristan Derème Philippe Chabaneix Anthologie présentée par Michel Décaudin, Paris, Seghers, 1982. Introduction substantielle sur la formation et les contours de la nébuleuse fantaisiste (environ 1911-environ 1925), et anthologie de chacun des poètes fantaisistes, à commencer par celle de leur aîné et chef de file Paul-Jean Toulet.
Léon Vérane, Philippe Chabaneix et l’École Fantaisiste (sous la direction de D. Aranjo, colloque organisé par l’Université du Sud-Toulon-Var en 2001, Édisud, juin 2003). Deux chapitres liminaires (M. Décaudin, D. Aranjo) sur l’histoire et les contours fuyants de cette « École » bien buissonnière, sur la notion même d’« école » (M. Décaudin), une lecture gréco-arabo-persane subtile et inspirée de Toulet par Salah Stétié, l’influence des Contrerimes de 1910 à 1950 (P.-O. Walzer), anthologie de Toulet et des sept autres membres du Groupe, dossier final (63 pp. de documents centrés sur l’histoire de l’École).

Wednesday, January 18, 2012

Aranjo lecture on Toulet, part 2

Aspects de l’art
Lisons-le et refouillons-le en pensant à son autre ami, le nocturne et clair Debussy, ou à ces grands Concis dont la science orchestrale (rythme, timbre, tonalité, syntaxe même) n'a d'égale que la subtilité de l'affect et que la pudeur, intense, des moyens :

Nocturne.

Ô mer, toi que je sens frémir
      À travers la nuit creuse,
Comme le sein d'une amoureuse
     Qui ne peut pas dormir ;

Le vent lourd frappe la falaise…
     Quoi ! si le chant moqueur
D'une sirène est dans mon cœur –
     Ô cœur, divin malaise.

Quoi, plus de larmes, ni d'avoir
     Personne qui vous plaigne…
Tout bas, comme d'un flanc qui saigne,
     Il s'est mis à pleuvoir.

Où tout est soigné à la décimale près, à commencer par le discret mais aigu sous-titre, clairement décalé presque contre la marge de droite, souvent séparé par un interligne du texte même et souligné par Toulet sur le manuscrit (et donc étroitement noté et justement incisé par un italique en corps réduit par certains éditeurs), l’acuité graphique du jeu sur le signifiant n’ayant ici d’égale que la précise pudeur du signifié préliminaire ainsi suggéré et dont on admirera, dans un cadre particulièrement elliptique, et qui peuvent rappeler les ruptures de tonalité et de rythme d’un Debussy (dont les thèmes sont spontanément si proches : mer, impressions de climat, Antiquité tardive, Orient…), les pulvérisations, suspensions, les articulations évasives et écourtées du thématisme, la syntaxe toute personnelle, irrégulière, ou plutôt novatrice mais avec prestige et pointant fièrement son origine latine (Quid, si ?, « Que dire, si ?», « Et si ?»).
Debussy a lui-même du reste écrit trois célèbres Nocturnes (le 3e a pour titre Sirènes) pour orchestre et chœur (1897-1898), « cette musique ardemment subtile dont M. Debussy, sans doute, écouta les sirènes sur un autre fleuve que l’Escaut : un beau fleuve dont résonnent les bords de pierre harmonieuse, et qui s’élance pour porter plus vite à la mer la fleur velue du myrte, offrande du mistral, et ta dépouille, olivier d’argent. » (P.-J. Toulet), et put avoir occasion d’en parler au moins une fois avec son ami, en termes tout aussi ardemment subtils, dans une lettre du 7 nov. 1901 : « chez Lamoureux : on y jouait mes Nocturnes ; des gens y trouvèrent un prétexte à siffler vigoureusement, surtout le troisième. – Cette partialité pour les deux autres me chagrine un peu… néanmoins il me semble que vous auriez pris plaisir à leur volupté rythmique (Pas de sifflets !…) »
Autre exemple d’ellipse grammaticale particulièrement complexe et resserrée (la grammaire est recomposée à la façon d’un nouveau langage et se fait ainsi aussi poésie) :

D’un noir éclair mêlés, il semble
     Que l’on n’est plus qu’un seul.
Soudain, dans le même linceul,
     On se voit deux ensemble.

          Une traduction en prose grammaticale un peu plus normale comme « Quand on est d’un noir éclair mêlés, il semble que l’on n’est plus qu’un seul » (d’ailleurs pas très correcte : « mêlés » au pluriel, « on » au singulier), fait mieux saisir la tragique concision de la syntaxe avaricieuse et torturée de Toulet – dont la préposition initiale « D’ » semble pouvoir même induire une double fonction (à supposer qu’il faille d’ailleurs vraiment analyser, décomposer et recomposer la forme proposée en termes plus ou moins scolaires) : amener le complément, lui-même antéposé, « un noir éclair », de « mêlés », et une façon de locution causale par « de » avec l’infinitif, sauf qu’ici on a un participe pluriel : « D’(être) (d’)un noir éclair mêlés, il semble que l’on n’est plus qu’un seul ») et qu’il mène à l’illusion-éclair d’un seul et unique mais fallacieux singulier (d’un côté « même, ensemble, seul » rimant d’ailleurs avec « linceul », et de l’autre « deux » presque à la fin et à la chute de la strophe). On peut aussi, plus simplement, faire de « mêlés » une apposition antéposée, elliptiquement rattachée au singulier « on », avec un participe passé à valeur temporelle-causale : « Quand on est d’un noir éclair mêlés», la valeur du complément « d’un noir éclair » n’étant pas du reste évidente à dégager (à supposer qu’à la lecture, polysémique, de toute poésie il faille dégager ce genre de paramètres) : complément d’agent (« melés par un noir éclair ») ? vague complément de manière ? En latin, on mettrait un simple ablatif qui signifierait tout cela à la fois et qui en poésie, souvent économe de prépositions, pourrait même indiquer une façon de lieu : « dans un noir éclair mêlés ».

Ailleurs, l’équation est à peine plus cartésienne :

Et peut-être aimait-il la mangue ; 
     Mais Bella, les français
Tels qu’on le parle : c’est assez
     Pour qui ne prend que langue.

Où l’ellipse grammaticale semble renvoyer à la superposition ou plutôt à la contraction de « le français / Tel qu’on le parle » et de « les Français / Tels qu’on le(s fait parler) », ou quelque chose d’approchant ; ce que peut au reste confirmer (si c’était vraiment nécessaire) le manuscrit des Contrerimes de la Bibliothèque de Pau où l’on voit « le français / Tel qu’on le parle » clairement corrigé en « les Français / Tels qu’on le parle ».

Le très franco-oriental Toulet, à une époque où sévissaient la mode du haï-kaï et les formats orientaux en France (comme, à l’opposé, les poèmes de centaines et de milliers de vers de Cendrars, de Claudel et de Péguy), n’aimait-il point du reste les miniatures et les fantoches, les marionnettes, délicieux d’insignifiance, même dans ses romans, a fortiori dans ses contes (Ombres chinoises, ou Béhanzigue, avec sa sous-section « En Franco-Chine » – un titre à méditer) et dans ses poèmes d’allure orientale ? « L’irréalité de mes personnages […] est du(e) au caprice plus qu’à l’abstraction. Il m’a semblé parfois qu’ils participaient de la vie factice des comédiens et des marionnettes. » Et ne put-il, même, visiter quelques villes de la Chine du Sud (Hong-Kong, Canton, Hong-Kong, Quan Tcheou Wan, concession française en Chine) entre les 9 et 21 mars 1903 ? « La musique chinoise est d’une couleur éclatante et dure. On dirait qu’elle scie des matières précieuses. » Subtils greffons qu’un Claudel, l’homme puissant de Connaissance de l’Est, appréciait fort, certains jours, chez quelques-uns de nos artistes, des « chinoiseries de Boucher » au « goût du " bibelot ", du " curio ", comme disent les Anglais, de la nouveauté dans l’étrange et dans le baroque. C’est à lui que nous devons les charmantes contre-rimes de Toulet […]dont vous aimerez comme moi l’allure élégante et désinvolte » 
On voit jusqu’où peuvent mener les jeux aigus d’un tel art. Aux limites, oniriques, rêveuses, précises, de l’indicible, pur ; mystérieuses et peut-être même un peu mystériques, si l’on veut bien se souvenir que Toulet est le traducteur du Grand Dieu Pan de Machen, cet « autre » Toulet (ésotérique) que Malcolm de Chazal ne séparait pas de son île Maurice mythique, magique, minérale à lui. Soit la Contrerime XIX :

Rêves d’enfant.

Circé des bois et d’un rivage
     Qu’il me semblait revoir,
Dont je me rappelle d’avoir
     Bu l’ombre et le breuvage ;

Les tambours du Morne Maudit
     Battant sous les étoiles
Et la flamme où pendaient nos toiles
     D’un éternel midi ;

Rêves d’enfant, voix de la neige,
     Et vous, murs où la nuit
Tournait avec mon jeune ennui...
     Collège, noir manège.

Nous savons tous qu’aux Îles, un « morne » désigne une petite montagne à sommet arrondi aux Antilles, mais point du tout arrondi, tant s’en faut, à Maurice. S’agirait-il donc d’un souvenir de l’île Maurice ? Mais comment expliquer alors l’image de la neige et du collège qui suivent, puisque c’est en Aquitaine, non aux Îles, que Toulet fit diverses et capricieuses études. Il est vrai qu’il ne s’agit ici que de « rêves d’enfant » (au pluriel), rêves peut-être aussi d’enfances, ou d’autres enfances, resserrés sur quelques syllabes : rêve nocturne puis solaire et torride à possible moustiquaire (et « tambours » possibles de collège) (strophe 2), rêve neigeux de collège (strophe 3) ; et à supposer qu’il faille vraiment tenter de plaquer une explication causale, sous-réaliste, sur le discret mais aigu surnaturalisme de telles visions, effilées, infusées par le breuvage d’une nouvelle Circé et dont le néoclassicisme ardent et subtil, revenu du symbolisme, a fort bien été cerné par Claudien. « P.-J. Toulet, qui, comme plus tard Carco, comme parfois l'exquis Jean Pellerin, exprima, dans cette mesure délicate et brève, une angoisse divinisée. Toulet se proclamait soumis à des influences sévèrement "classiques". Parmi les admirateurs de Moréas, il était l'un des plus véhéments. Cet homme au caractère difficile le confessait comme l'on confesse un dieu récent ; je ne sais s'il fût allé jusqu'au martyre, mais je sais qu'il se fâchait fort contre quiconque touchait au Maître ; dans ses vers pourtant, que de subtilité, d'indécision, d'inquiétude inclut la forme la plus stricte ! » (Robert de la Vaissière, dit Claudien)


Toulet, qui fut parfois saisi par la capacité d’altitude des mornes de Maurice, qu’il ne faut pas sous-estimer, et leur vertu de Pilier, a peut-être ainsi restitué certain magnétisme, pré-chazalien, de ce sol. Pour commenter ce poème, Jean Urruty, dans son ouvrage Le Mauricien Toulet ‎(Port Louis, The Royal Printing. 1969), qu’il faudrait rééditer, a d’ailleurs ces mots : « Ou bien est-ce plutôt le Morne Brabant, ce rocher escarpé qui fut autrefois le refuge des noirs marrons ? La région environnante était alors couverte de forêts denses et les gens de la région pratiquaient la sorcellerie et dansaient le séga importé par les esclaves. Ce sont ces pratiques que Toulet a concrétisées dans ces deux strophes. » (p. 78)
Dandysme de l’affect, de la forme, recomposée, de l’affect dans le cadre d’une culture millénaire de gentilhomme des lettres, habile à révéler autant qu’à dissimuler ses possibles allusions comme son profond atavisme. (Et gentilhomme tout court, au quotidien, comme le révèlent aussitôt sa correspondance, prise au hasard, ou même des détails, significatifs, comme ceux-ci : « Je me rappelle aussi qu’il sentait bon : il avait l’habitude de se parfumer. Il était toujours extrêmement élégant et tiré à quatre épingles. […] Il était très gourmand. Je peux dire même que c’était un fin gourmet. Exigeant et maniaque, il demandait beaucoup à ses domestiques. Il fallait, par exemple, changer la nappe de la salle à manger tous les deux jours : il ne pouvait tolérer la moindre tache. Il avait un gros train de maison, menait une vie désordonnée de grand seigneur et recevait beaucoup… » (témoignage-souvenir d’enfance de Marie Neurisse Dupourqué, qui vécut au Haget de 1892 à 1894, de 7 à 9 ans, alors que Toulet en avait de 25 à 27 ; La Rébiste salière, Salies-de-Béarn, juillet 1981, p. 12)



Point besoin d’aller très loin, la première Contrerime suffira (pas la meilleure pourtant, mais c’est toujours la première) :

Avril, dont l’odeur nous augure
     Le renaissant plaisir,
Tu découvres de mon désir
     La secrète figure.

Ah, verse le myrte à Myrtil,
     L’iris à Desdémone :
Pour moi d’une rose anémone
     S’ouvre le noir pistil.

Certes, on sait que Desdémone est le nom de la femme d’Othello, chez Shakespeare ; mais encore ? En tout cas beau prénom ici, peut-être tragique et empoisonné par la proximité de l’iris, dont on lui « verse » la substance, du moins sonore, comme le myrte à Myrtil (sous quelle forme ? liqueur ? senteur ? ou…), dans le cadre d’un poème à boire renouvelé de cette poésie alexandrine ou alexandrinisante de l’Antiquité dont Toulet a eu très vite le goût et qui a bien pu lui en fournir l'amorce chantante, dansante, l'amorce-échanson : « Verse, et : “Encore !”, dis : “Encore ! Encore ! à la santé d'Héliodora !” * Dis, et dans le vin mêle la douceur de son nom. / Et, mouillée de parfum, bien qu'elle soit d'hier, * en souvenir d'elle, ceins-moi d'une couronne. / Elle pleure, la rose amoureuse, regarde, parce que celle-là * est ailleurs et ne la voit pas dans mes bras. » (Méléagre) 
Faut-il vraiment tenter ces harmoniques, faut-il les forcer, et en développer quelques-uns, sans courir à la déception ? Ou se contenter de laisser sa justesse mystérieuse à ce « bourreau des vocables, qui leur fais dire quelque chose à force de serrer le garrot » , comme son brillant et bref et pluvieux et allusif halo, sans plus (et c’est déjà beaucoup), à cette Iris de la Contrerime III, vaguement reliée ici comme dans la mythologie et dans l’art à l’ostentation et à l’inconstance, à quelque féconde rosée des larmes, à l’impalpable et au charnel :
Iris, à son brillant mouchoir,
     De sept feux illumine
La molle averse qui chemine,
     Harmonieuse à choir. ?

Soit le poëme sans titre (Contrerimes, XXXVI) :


Comme à ce roi laconien
     Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
     Fauste, il me souvient ; 

De la nymphe limpide et noire
     Qui frémissait tout bas
– Avec mon cœur – quand tu courbas
      Tes hanches, pour y boire

L’allusion à ce roi de Laconie (région de Sparte, dans le Péloponnèse), n’est pas très claire dans la version définitive et rajoute au mystère et au charmant « laconisme » de cette source, ou plutôt de la « nymphe » de cette source, où boivent le prénom faste et latin comme les hanches finales de « Fauste » (fausta, « favorisée » par exemple des dieux ?). Pièce brève, énigmatique et pure, d’un alexandrinisme renouvelé, dans le goût des épigraphes ou épitaphes antiques chères à l’ami Debussy (Six Épigraphes antiques) mais dont, en fait, la version du manuscrit du fonds Toulet de Pau comportait comme sous-titre, un peu obscur : Agésipolis, du nom d’un roi peu connu de Sparte mort en 381 av. J.-C. sous les murs d’Olynthe, en Chalcidique (Macédoine), après en avoir dévasté le territoire, cité par les Vies de Plutarque mais surtout par Xénophon, à qui sans nul doute le subtil Toulet, à la science surprenante, doit ce charmant épisode. Pris d’une forte fièvre d’été, « comme il venait de visiter le sanctuaire de Dionysos à Aphytis, il éprouva le désir de revoir ses charmilles ombreuses et ses eaux claires et fraîches. On l’y transporta encore vivant, ce qui n’empêcha pas que, six jours après le début de sa maladie, il mourut, en dehors du sanctuaire (pour éviter à ce dernier la souillure d’un mort). Il fut mis dans le miel (conformément à l’usage de Sparte, quand l’un de ses rois mourait loin de sa patrie, la cire pouvant remplacer le miel en cas de besoin, comme ce fut le cas pour Agésilas, beaucoup plus célèbre, et décédé sur une côte libyenne), et ramené à Sparte, où il reçut la sépulture des rois. » (Xénophon, Hellénistiques, V, 3, 19)  La base du monument qu’après sa mort lui éleva son père Pausanias, avec une fière dédicace, a du reste été retrouvé à Delphes (l’épigraphie, choyée des dieux, les plus secrets, a parfois de ces miracles).

Dandysme écourté, et même souvent (un peu) rosse, des affects, de bribes de brevissimes poèmes-conversations, du détail et d’un décor dont on ne voit que l’envers seul (mais peut-être qu’à d’autres yeux…), philosophie de l’adorable quotidien, ou qui fut quotidien, précieux à saisir ou, ultimement, ressaisir, où disparate et argot permettent même, poétiquement, à Toulet d’introduire quelques brisures de ton, inopinées, et de tordre soudain le cou à toute ébauche d’effusion (la disparate des graphies, « MMrs » rimant avec « cieux », pour mieux encadrer le « falzar » soudain d’un coin de fêtes galantes 1900 et le registre bien soutenu, et pour cause, par la périphrase néoclassique, d’un « double trésor ») :

C’était longtemps avant la guerre.

Sur la banquette en moleskine
     Du sombre corridor,
Aux flonflons d’Offenbach s’endort
     Une blanche Arlequine.

... Zo’qui saute entre deux MMrs,
     Nul falzar ne dérobe
Le double trésor sous sa robe
     Qu’ont mûri d’autres cieux.

On soupe... on sort... Bauby pérore...
     Dans ton regard couvert,
Faustine, rit un matin vert...
     ... Amour, divine aurore.

Quoi qu’il en soit, la poésie, même furtive, joue bien avec le destin. « Même écrite pour faire briller une mélancolie de délice. Même inscrite dans le tour et le bond à la façon enjouée du jeune chat. L’agile, la ramassée, la caressante. Pointue et fine comme la plus mince aiguille du cadran, elle dit, elle aussi, notre durée, c’est-à-dire qu’elle a partie liée, à travers le flamboiement de l’instant heureux, avec la mort. Peut-être même, d’être structure légère, camoufle-t-elle moins l’étrangeté terrible du fond. […] d’une chose et d’un cœur qui courent, fût-ce en déliés ironiques, à leur perte.[…] La forme la plus brève paraît ici s’imposer pour exprimer que rien n’échappe à cette nocturne prise et qu’il n’y a guère de relâchement dans le tissu serré dont se fait, seconde après seconde, notre prison. Haïku, quatrain, tercet, fil blessant d’un couteau sans égal pour que fuse en fusée, vite retombée, le joli sang caché de notre vie - plus léger, semble-t-il, que nous. "Comment aimeriez-vous qu’elle (la postérité) vous vît ? ", se demande Toulet dans une lettre à soi-même du 23 mai 1903 ; et de répondre : "Moi, mordant et raffiné comme un outil de dentiste." Bashô, Khayyâm, Abou-Nawwâs, Toulet , ce sont là noms entre tous de prestidigitateurs peut-être, ou d’acrobates, ou de manieurs de bistouri, par qui le sang profond nous a tachés. » (Salah Stétié) (« Paul-Jean Toulet (1867-1920) : le pouvoir du charme », in Léon Vérane, Philippe Chabaneix et l’École Fantaisiste (actes du colloque organisé par D. Aranjo, Université du Sud-Toulon-Var en 2001, Édisud, juin 2003), pp. 210-211.)

Fixons quelques-unes de ces fusées, vite et jamais retombées, tant elles persisteront en nous :

C'était sur un chemin crayeux 
     Trois châtes de Provence 
Qui s'en allaient d'un pas qui danse 
     Le soleil dans les yeux. 

Une enseigne, au bord de la route, 
     - Azur et jaune d'œuf - 
Annonçait : Vin de Châteauneuf, 
     Tonnelles, Casse-croûte. 

Et, tandis que les suit trois fois 
     Leur ombre violette, 
Noir pastou, sous la gloriette, 
     Toi, tu t'en fous : tu bois… 

C'était trois châtes de Provence, 
     Des oliviers poudreux, 
Et le mistral brûlant aux yeux 
     Dans un azur immense. 

Contrerimes, LVIII



Alger, ville d'amour, où tant de nuits passées
M'ont fait voir le henné de tes roses talons,
Tu nourrissais pour moi, d'une vierge aux doigts longs,
L'orgueil, et l'esclavage, et les fureurs glacées.

Coples, XLV


Paris, 4 avril 1904.
Sur mes six ans, mon cher ami, je demeurais dans une petite villa de Bilhère, et de là, chaque matin à la belle saison, je gagnais Pau et l'école des Dominicaines, où me conduisait mon oncle, en se rendant lui-même au Quartier. II ne faisait encore que petit jour ; du brouillard pendait entre nous et les montagnes. Sur les giroflées qui habitent le creux des murs, sur les fleurs sanglantes, au bord des allées de gazon, la rosée avait laissé de belles larmes ; et mon oncle cueillait pour moi, parmi les larges feuilles, une grappe de raisin glacé. Alors, parfois un chant de clairon montait des casernes vers nous. Sensuel déjà, déjà nostalgique, avec des grains froids dans la bouche, et tout autour de moi cette enivrante voix de cuivre qui parlait de choses lointaines, et l'herbe mouillée où je passais les mains, comme je fais aujourd'hui sur une fourrure ; et la pourpre incomparable des pivoines, - étais-je heureux ? Je ne sais. Mais c'était vivre déjà. Quel orgue, une âme d'enfant jusqu'à la première femme qui en joue et la fausse. Mais rappelez-vous le bleu léger des Pyrénées, et le matin qui baisait vos joues pâles.
           Adieu
Lettres à soi-même 

Cette petite villa se nommait Mauritia.


Tuesday, January 17, 2012

Aranjo lecture on Toulet

Professor Daniel Aranjo of the University of Toulon, has kindly sent me the text of a lecture that he delivered on the 28th and 19th September 2011 at the University of Mauritius (Réduit) and at the Carnegie Library of Curepipe. Because of the length of the article, I will deliver it over a number of posts. I realise that this will mean that latecomers to the posts will have to scroll or link to the beginning to read it in the proper order, but it runs to 21 typed A4 pages, and would appear interminable on a blog page. I have also had to omit most of the footnotes. Those that I have retained I have included within the main text, but used a blue text colour to distinguish them.


Paul-Jean TOULET (1867-1920)
"Mort ici, ressuscité dans l’Inde", disent nos vieux laboureurs.
Mort en France, Toulet ressuscite ici.
Robert-Edward Hart, poète mauricien de Souillac
Pour J. L. Borges, Paul-Jean Toulet, l’impeccable poète des Contrerimes (1921), était tout simplement, certains jours, « le plus grand poète français - même si tout le monde l'a oublié » : « ses vers atteignent à la perfection » (1979). Pour L. S. Senghor : « Peut-être, parce que je ne suis pas "né Français", je n'ai pas de peine à classer Paul-Jean Toulet. Je le fais parmi les plus grands poètes : ceux qui réunissent, en symbiose, les trois qualités majeures du Poète : l'image analogique, la mélodie et le rythme vivant, fait de parallélismes asymétriques. » (1980) C’était déjà l’avis de Valéry, qui avait prédit en son ami, dès le lendemain de sa mort, l’une "de ces plantes qui ne peuvent souffrir d'être mises dans la terre commune dès leur germe. On les place d'abord dans un humus choisi où elles atteignent lentement l'époque de leur force." (1923)
C’est aujourd’hui chose faite. Mais, pour toucher jusque-là, que l’attente fut dure, fut longue, interminable, souvent désespérante et désespérée. À nous donc de goûter maintenant, pièces en mains, l’un des poètes les plus purs (sous le cristal de l’ironie) et elliptiques de toute notre littérature. Il suffit de lire…

Douce plage où naquit mon âme ;
     Et toi, savane en fleurs
Que l’Océan trempe de pleurs
     Et le soleil de flamme ;

Douce aux ramiers, douce aux amants,
     Toi de qui la ramure
Nous charmait d’ombre, et de murmure,
     Et de roucoulements ;

Où j’écoute frémir encore
     Un aveu tendre et fier -
Tandis qu’au loin riait la mer
     Sur le corail sonore.
Les Contrerimes, Contrerimes, XLVI 


Toulet fut conçu à Maurice (le cimetière familial, et marin, se trouvait à Souillac, dont on connaît peut-être la plage, assez bretonne à sa manière, qui n’a rien de « ‘doux » mais où la mer peut « chanter », comme dans le poème suivant, siffler à travers les anfranctuosités naturelles de certains rochers côtiers). Il existe beaucoup de paysages (et d’île) natals en littérature. Avec Toulet, c’est à un paysage et à une île prénatals qu’on a parfois droit.
La Savanne - à ne pas confondre avec la vaste propriété sucrière de Savannah - est l’une des divisions traditionnelles de l’île avec, pour ville-capitale, Souillac. Mais on peut aussi certains jours l’ignorer et s’en tenir au seul terme de Savane ou de « savane » (que P.-J. écrit toujours, à la française, avec un seul « n »), au sens fleuri et sensuel qu’il présente en général chez le Mauricien Toulet.

Jardin qu’un dieu sans doute a posé sur les eaux,
Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux.
Les Contrerimes, Coples, XLIV 

Chronologie

Paul Toulet, né à Pau, capitale assez anglo-saxonne du « Béarn aux belles pierres » , sera à la fois excessivement français, béarnais, créole, et d'un « pince-sans-ririsme » assez british. Orphelin de mère, choyé par ses tantes, il aura une scolarité rebelle et capricieuse à Pau, Bayonne, Saintes. Vers 1885, il rajoutera « Jean » pour l'euphonie des initiales à broder sur ses mouchoirs. Il paresse ensuite trois ans chez son père, établi sucrier à Surinam, près de Souillac, au sud de l'île Maurice, et en revient par l'Égypte, Marseille et « Alger, ville d'amour »  où il se fixe un an comme « lotophage oublieux » jusqu'à fin 1889. Il restera en Béarn jusqu'en 1898 : vie facile, quelques voyages (Espagne, Paris), héritage maternel « en morceaux » . L'écrivain se cherche encore, et souvent loin de soi (sonnets insituables, parfois baudelairiens, conte naturaliste…).
De 1898 à 1912, il habite Paris, est royaliste, se partage entre la conversation au bar, les femmes, l'amitié (Curnonsky, Debussy), publie en revue, se fait refuser ses manuscrits, travaille comme nègre pour Willy, va à Londres, en Belgique, et se lève à quatre heures du soir. En 1898, paraît son premier chef-d'œuvre, Monsieur du Paur, homme public, anti-roman acide, somptueux, inquiétant, parfois satanique, éclaté, décentré, d'une extrême diversité de rythme, car ce romancier est aussi poète en prose, et un moraliste âcre, en même temps qu’un traducteur subtil de l’hypnotisant Grand Dieu Pan d’Arthur Machen (1901), un classique du roman d’épouvante, ou l’auteur d’un Mariage de Don Quichotte (1902) inégal, prestigieux, fertile en épisodes secondaires, bien français de ton et inachevé. De novembre 1902 à mai 1903, il part en mission avec Curnonsky pour l'Extrême-Orient (Indochine ; Philippines, Chine, Inde, Ceylan). Avec Mon Amie Nane (1905), nom d'une cocotte 1900, d’une « naine » perfection de bibelot (qui est à la Nana de Zola ce qu’un distique de Toulet peut bien être à une femme de chambre d’Octave Mirbeau), tendresse, ironie, dandysme, burlesque vif et racé, apesanteur d'une écriture à pointe d'épingle restent toujours d'un poète, et comme d'un rythmicien de l'impondérable hiéroglyphe féminin ; du pur et hasardeux présent, précieux à saisir ; pur mobile ; libre et capricieux comme l’air ; en son insignifiance même, superficielle et mystérieuse (« Une Journée entre toutes », d’adorable vacuité, est le titre d’un chapitre). Le narrateur n’en est souvent plus un, plus soucieux des épigraphes, latines et érudites, burlesquement traduites, de chacun de ses chapitres que de récit, qu’il laisse hésiter entre deux versions du même épisode ou de ce qui peut en rester, de sans cesse dentelé, accéléré, effilé en dialogue : « Rien de tel que les femmes légères… » (Jean-Marie Rouart). En 1910, P.-J. collabore au Divan d'H. Martineau, qui sera son éditeur et ami : « Ce n’est pas à moi de vous rappeler ce qu’il fit pour la gloire et la mémoire de Toulet, déclarait Valéry à un dîner du Divan. Je ne sais ce que gloire et mémoire fussent devenues sans ce Divan, je veux dire sans Martineau. » Ses poèmes brefs, qui paraissent en revue, sont répétés et repérés par certains lettrés.
En 1912, il quitte Paris pour d’obscures et de secrètes raisons (et d’abord d’argent) et s'installe au Château de Saint-Loubès (Gironde). Mauvaise santé, neurasthénie, « caractère encor de chasse », de son propre aveu. C'est alors que cet artiste rare et seul, à l'amère nuance, est élu, sans qu'on lui demande son avis, comme chef de file par ses cadets et contribules de « l’école fantaisiste », si peu école. (La nomenclature finale de ce groupe, pour l’heure (1912) incomplet, sera constituée (selon la délimitation hypercritique de Michel Décaudin, Les Poètes fantaisistes Anthologie, Seghers, 1982) – outre Toulet – de Jean-Marc Bernard (1881-1915), Jean Pellerin (1885-1921), Robert de La Vaissière dit "Claudien" (1880-1937), Tristan Derème (1889-1941), Léon Vérane (1885-1954), Francis Carco (1886-1958), fédérateur le plus actif de l’ensemble et correspondant de Toulet à l’époque qui nous intéresse ici, auquel le Béarnais envoie par exemple en 1912 un manuscrit qui « constitue la version originale du projet d’édition des Contrerimes » (Carco, page de garde du manuscrit, BM de Pau), et enfin, plus tardivement rallié, Philippe Chabaneix (1898-1982). Mais les contours de cette École sont souvent assez flous (Noël Ruet, René Bizet, d’autres encore ont pu être cités comme appartenant ou liés à cette nébuleuse). Quant à Toulet même, sur la notion d’école en France, en 1912-1913 : « S’il y avait une école en France […], on le saurait. Car tout finit par se savoir : et ce n’est pas la Joconde qui nous en démentira. » (Œuvres complètes, p. 950) Le problème, c’est qu’ici on va avoir une école mais qui n’en est pas une, et va finir par plus ou moins s’annoncer et se savoir, et qui est même l’une des rares, sur les nombreuses du début du siècle, dont on se souvienne encore, avec tendresse et efficacité.)
Pendant la Guerre, il essaie se faire engager « dans les Secrétariats »  et ne publiera rien par égard pour ceux qui souffrent au front. En 1916, il se marie à l'une de ses anciennes maîtresses, Marie Vergon, de Guéthary, chez qui il s'établit. L'œuvre est repensée, rassemblée, retouchée.
En 1918, paraît Comme une fantaisie, recueil de trois contes poétiques à la prose prestigieuse déjà donnés en revue. D’abord Les Ombres chinoises (1907), «  purement adorables » (Debussy), la partie de son œuvre que le très oriental Toulet parfois préférait, avec leur miniaturisme artiste, qui content les amours adultères du poète Fô et de la belle Doliah, épouse de Jean Chicaille (Yuan Ché Kaï, à l’origine, en chinois) : « Ces objets très précieux ont fait mes délices. Si je les regarde avec un œil de géomètre, je les compare à ces corps de très petit volume qui ont une immense surface à cause de la découpure savante qui les refouille le plus profondément du monde. La matière, à ce degré de finesse, n'est plus elle-même, et s'approche du système nerveux. Son artisan l'a pénétrée à l'extrême » (Valéry). Le deuxième conte, La Princesse de Colchide (1910-1914), a pour héroïne une badine Médée, très Offenbach-Giraudoux 1900, avec dromadaire à ballons rouges et séjour final à Bidart en Pays basque. Le troisième, L’Étrange Royaume, plus souterrain, plus inquiétant, où sévit une bête dévoratrice, plus ancien par sa date de publication initiale (1903), où plane le voile de Maya, celle « qui passe et qui revint », a pour sujet la jeunesse, très toulétienne, du prince Cœur-de-Fraise, ses amours capricieuses et contrariées de captif avec une suivante, Florinde, fille du maraîcher royal, et avec la princesse héritière Éronice.
Le 6 septembre 1920, Toulet, opiomane invétéré, meurt à midi d'une overdose de laudanum (et de lassitude, peut-on rajouter) ; il sera inhumé le 8 au matin en présence, entre autres, d’Henri Martineau, juste arrivé de Paris. Vie courte ; brièveté essentielle à l'existence comme au vers, à la syntaxe du poète. Son cœur dort, « enfin glacé », dans le petit cimetière de Guéthary, sur la mer basque.
Cette mort hâte la parution des Contrerimes (Émile-Paul, 1921), dont le projet avait déjà échoué à plusieurs reprises. Le titre s'explique par un schéma assez spatial de rimes à contre-longueur (8a-6b-8b-6a) dont l'invention revient au seul Toulet, tant il lui ressemble, et que certains admirateurs comme Jacques Réda pratiquent encore. Quatre sections ordonnent le recueil : les Contrerimes proprement dites, la plus développée (70 poèmes) ; 14 Chansons, aux rythmes divers ; 12 Dixains d'octosyllabes, dont la forme (venue, à en croire Toulet, de Claude Le Petit et, donc, d'on ne sait quel XVIIe siècle burlesque, baroque ou parisien) est rééquilibrée, actualisée et assouplie ; et enfin une section importante de 109 Coples, c'est-à-dire de quatrains et de distiques (d'alexandrins le plus souvent) en alternance, par allusion à la copla espagnole, petit couplet populaire, rieur, précieux de quatre vers. Le tout est très composé et Toulet a tenu à son étroitesse comme à la disparate de son inspiration : élégie et canular, tendresse et ironie se côtoient, se confondent en cette autobiographie pastel et pointillée dont le timbre et le ton, très racés, sont uniques. On considère que ce recueil, bel exemple du mieux dans le moins (non multa, sed multum), l'un des plus elliptiques de toute la poésie française, est le chef-d'œuvre de l'auteur, et comme le centre de sa production, comme on peut faire graviter tout Apollinaire autour d'Alcools. « Autant la brièveté de ces pièces parle en leur faveur, autant il est nécessaire de parler en faveur de cette brièveté. […] Chaque regard peut se développer en un poème, chaque soupir en un roman. Mais pour enfermer tout un roman en un simple geste, tout un bonheur dans un seul souffle, il faut une concentration bannissant tout épanchement sentimental. »

En fait, la notoriété de quelques bribes (admirables) des Contrerimes a longtemps desservi le reste du livre – alors qu'elle devrait y mener – et l'œuvre même de Toulet, dont on ignore trop la prose magnétique : ramener Toulet à En Arles, c'est ramener Ravel à son célèbre Boléro.


Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
     Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
     Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c'est d'amour,
     Au bord des tombes.

Les modèles, bien de leur temps, qui ont poussé l'aigu et l'exigu Toulet au bout de son rythme et de sa poétique, ce sont sans doute la Stance du vénéré Moréas, les formats extrême-orientaux, les quatrains du Persan Omar Khâyyam (XIe siècle), l'Anthologie grecque :

Étranger, je sens bon. Cueille-moi sans remords :
Les violettes sont le sourire des morts.

Ce furent surtout son propre cœur, musical et blasé, son ironie cruelle, qui amincit tout, honnit tout effet, et stylise d'autant à peu près tout de cet insaisissable et précis et précieux artiste.
En 1922, paraîtront Les Trois Impostures, almanach (almanach de maximes rosses et contournées, de proses poétiques ou de poèmes en prose, à la syntaxe contractile), dont le titre seul provient des Trois Imposteurs d’Arthur Machen ; puis, en 1927, les Lettres à soi-même (car le personnage s'écrivait vraiment à lui-même, en se vouvoyant), libre et bref recueil de proses poétiques ou de poèmes en prose, parfois burlesque, courts ou longs, d'un bel opium, contenant de purs chefs-d'œuvre, quasi inconnus. Paraîtront encore diverses correspondances, car ce causeur dédaigneux était un épistolier vif-argent ; Journal et voyages (1934) où l'on retrouve, en plus divers et plus épais, les vertus des Lettres à soi-même ; les Notes d'art (1924) et Notes de littérature (1926), nerveuses, rêveuses, fortes, désinvoltes, dont cet esprit érudit jusqu'au caprice (le plus souvent indifférent aux grands noms et aux grands problèmes de la littérature ou de l’art de son temps, mais sensible à la vente d’une collection japonaise, à une exposition Corabœuf, au « rôle de la pierre précieuse dans le roman anglais », à la riche tempête, logique et passionnée, d’un opéra de Vincent d’Indy, L’Étranger) avait jeté la sombre poudre de diamants dans quelques revues très Belle Époque : belle coupe sur la culture de Toulet, surprenante, dédaigneuse, très choisie et réservée, et par là-même révélatrice de son univers, de son climat quotidien et donc, fût-ce de loin, de son œuvre propre. Les Vers inédits (1936) proposent d’éclairants poèmes de jeunesse, premiers jalons d’une carrière, de surprenantes coulisses et les meilleurs poèmes de Toulet en dehors des Contrerimes – des essais flexibles ou vieillots de jeunesse à de nouvelles Contrerimes ou Coples :

L'hiver a ses douceurs que le soleil ignore,
     Telle aux fleurs du frimas se pare une autre Flore
     Et tel en nous n'est rien où l'amour a passé
Qu'éblouissant mensonge et prestige glacé


à un bout de livret pour Debussy d'après Shakespeare ou à une curieuse Epître à la Muse, un peu lettriste, qui use des ressources rythmiques du nom propre et de l'argot.
La meilleure chance de modernité pour un tel art, « d'une richesse inutile à beaucoup de gens » (J. Pellerin), inutile à l'Université (dont les programmes poétiques, si l'on excepte Apollinaire, ignorent souvent le début du Siècle), et longtemps inutile aux éditeurs (puisque l'œuvre est restée longtemps introuvable et que les jeunes générations n'en ont presque jamais entendu parler) - c'est le charme aigu du personnage qu'irradie la moindre strophe, insolence ciselée, notation en train, et qui, comme les autres Fantaisistes, commence par rire de soi et de tout, fors l'honneur, et l'honneur du vers. Considéré comme un Grand par les plus Grands, plus d’une fois des étrangers, farouchement défendu par certains (non sans une pointe de dandysme) contre l'injustice du sort, cet auteur trop méconnu est de ceux qui peuvent nous prouver, contre certaine mode actuelle, que le fragment n'est point nécessairement austère et que son prestige n'est pas seulement théorique. On a vu que Valéry prédisait en son ami l'une de ces plantes qu’on « place d'abord dans un humus choisi où elles atteignent lentement l'époque de leur force. » Puisqu'il s'y trouve désormais et y « demeurera vivant et choyé dans une élite qu'on doit souhaiter nombreuse moins pour l'écrivain que pour les lettres » (J. Pellerin, 1920), lisons-le, simplement.